Des écoles sans cours ni maître
Pas de
programme, pas d’enseignant… Loin du retour aux fondamentaux souvent prôné
pendant la campagne, les écoles « démocratiques » misent tout sur la
curiosité de l’enfant. Le concept essaime en France.
Par Mattea
Battaglia
https://youtu.be/CsxlHvi8tBI
M le
magazine du Monde | 28.04.2017 à 13h58 • Mis à jour le 02.05.2017 à 12h23
Tous les enfants l’appellent « Mary
Poppins ». Et cela lui va bien : Thaïs, qui entame ce mardi de mars
sa deuxième semaine de stage à l’école de la Croisée des chemins, à Dijon,
campe avec bonne humeur le personnage.
Accompagner
les plus jeunes, les écouter,
leur rappeler
les règles… « Je n’impose rien, je réponds juste aux demandes », explique
la jeune fille de 17 ans, qui mène à bien un certificat d’aptitude
professionnelle (CAP) d’aide à la
personne tout en réalisant son second stage dans cette école privée hors
contrat.
Augustin,
3 ans, la tire par la manche. Il a besoin d’aller aux toilettes, lui
fait-il comprendre, sa tétine entre les dents. Ce matin, l’enfant
s’est vu rappeler par son père qu’il serait bon de faire
la sieste. Mais en cet après-midi printanier, il préfère éprouver
l’élasticité du trampoline installé dans le jardinet.
« Je
lui ai rappelé que ce serait bien de se reposer.
Il a dit non », observe
simplement Thaïs. Le garçonnet est le benjamin de l’école, l’un de ses vingt « étudiants »
– mot qui désigne, ici, tous les enfants accueillis, quel que soit leur âge.
Des adultes « facilitateurs
d’apprentissage »
La plus
grande, Colombe, 15 ans, est arrivée dès l’ouverture, en mai 2014. « C’est
moi la vétéran », glisse l’adolescente, tout sourire.
Elle est aussi celle qui a le plus d’ancienneté dans le système dit classique
dont elle a claqué la porte en classe de cinquième, « fatiguée, dit-elle,
de devoir
rester
assise derrière [son] bureau, à [s’]entendre dicter
quoi faire ».
A leurs
côtés, une dizaine d’adultes se relaient, presque tous bénévolement. Marcus
Borios, 30 ans, l’ex-tailleur de pierre ; Eve Bénichou, 34 ans,
qui a laissé à Paris un emploi dans la communication et les relations médias ; Ludovic Capriglione, 32 ans,
qui travaille dans l’animation et le soutien scolaire ; Fleur Mathet,
39 ans, psychothérapeute, à l’initiative de ce projet pédagogique après dix années à instruire
ses enfants – trois garçons – à la maison…
image:
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Fleur Mathet, cofondatrice de l’école, et la petite
Charlotte, le 28 mars à Dijon. Arnaud Finistre/Hanslucas pour Le Monde
Aucun ne se
revendique enseignant – ils n’en ont ni la posture ni la formation – mais « facilitateur
d’apprentissages ». Car à la Croisée des chemins, comme dans la vingtaine
d’« écoles démocratiques » recensées en France,
l’enfant est libre d’apprendre ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut et
avec qui il veut. Le pari de l’autoformation à l’âge où l’on ne jure souvent
encore que par son doudou… ou son smartphone.
« Si on
respecte leur cheminement, ils apprendront à lire
ou à multiplier comme ils ont appris à parler
ou à marcher. »
Fleur Mathet, cofondatrice de l’École de la Croisée des chemins
Mais
ressent-on, à 7 ou 8 ans, l’impérieuse nécessité de maîtriser
le COD, la table de 6 ou les verbes irréguliers ? « On peut faire
confiance à la curiosité des enfants, défend Fleur Mathet, anthropologue de
formation. Tous ont leur génie propre, tous ont soif de découvrir
le monde… à condition qu’on leur laisse le temps
d’en éprouver le besoin, l’envie. Si on respecte leur cheminement, ils
apprendront à lire ou à multiplier comme ils ont appris à parler ou
à marcher. »
Un
pari ? Une conviction pour l’équipe, puisée à des sources diverses – de la
psychologie (celle de l’Américain Carl Rogers notamment) aux
neurosciences ; des pédagogies Freinet et Montessori aux Lois
naturelles de l’enfant telles que défendues par l’ex-institutrice Céline
Alvarès dans un livre à succès de la dernière rentrée.
60 000 enfants dans les écoles alternatives hors
contrat
Pas de
véritables enseignants, pas de cours ni même de programme au sens où on
l’entend habituellement : la tendance, inspirée d’expériences
anglo-saxonnes (Sudbury Valley School aux Etats-Unis, Summerhill School en
Angleterre) ou allemande (Freie Schule de Leipzig), prend à revers tous les
repères scolaires hexagonaux.
« C’est
presque une autre anthropologie éducative », observe le sociologue François
Dubet, qui a beaucoup travaillé sur l’école. Elle s’oppose aussi frontalement
au refrain entonné par la plupart des candidats qui, durant cette campagne
présidentielle, ont misé, qui sur le « rétablissement de
l’autorité », qui sur le « lire-écrire-compter ».
Et pourtant,
elle semble gagner
en notoriété, non pas au sein de l’éducation nationale mais à côté, dans
ce secteur privé hors contrat qui « explose » disent ses partisans,
quand le ministère de l’éducation parle de « frémissement » :
93 établissements hors contrat ont été inaugurés à la dernière rentrée,
portant leur total à 1 200. Parmi eux, seuls 300 se revendiquent comme
confessionnels. Ce sont bien les écoles dites alternatives qui alimentent cette
hausse… relative : quelque 60 000 élèves sont aujourd’hui scolarisés
dans le privé hors contrat sur un total de 12 millions.
image:
http://s2.lemde.fr/image2x/2017/04/28/644x0/5119441_6_2edc_dans-le-jardinet-de-la-structure-les-enfants_7680c58d8915ca2440a3b609165cd946.jpg
Dans le jardinet de la structure, les enfants peuvent
profiter du trampoline quand ils le souhaitent. ARNAUD FINISTRE / HANSLUCAS
POUR "LE MONDE"
L’effet de
rupture, personne ne le conteste à l’école de la Croisée des chemins. On
l’assume, au contraire. « Pour mon premier stage, en 2016, je suis
passée plusieurs fois devant l’école sans la voir,
raconte Thaïs. Je n’en revenais pas : ici, c’est une maison, pas un
établissement scolaire ! »
Quelque
200 mètres carrés aménagés en rez-de-jardin, de plain-pied, dans une petite résidence
privée. Une entrée par une vaste cuisine en bois où « ceux qui
veulent » peuvent préparer
le repas, végétarien et bio, explique Marion, 5 ans, parfaitement à l’aise dans
son rôle de guide.
Temps libre et activités du quotidien
Dans le
prolongement, « la salle où on peut tout faire, avec la bibliothèque et
la maison de Pichon », le cochon d’Inde. Au centre,
cinq étudiants – trois réunis autour d’une table, deux assis dessus – sont
absorbés par l’exposé que
leur présente Yuko, une maman, sur l’art du sumo. C’est Armand, 8 ans,
intéressé par le Japon, qui
en a eu l’idée. Il l’a simplement inscrite sur un Post-it, lui-même collé sur
un large tableau qui fait office d’emploi du temps, égrenant les activités du
lundi au vendredi – avec une pause, depuis peu, le mercredi à la demande des
étudiants.
« On
lit et on fait des fractions en préparant une recette de cuisine ; on
traduit de l’anglais en déchiffrant un mode
d’emploi. » Eve Bénichou, une des bénévoles
S’y côtoient
une proposition de « massage des pieds » faite par Sacha, un « atelier
de peinture végétale » proposé par Louise, une « bataille dans
le trampoline » imaginée par Noé, mais aussi une « réunion de
préparation aux interviews » projetée par l’équipe, en lien avec
l’engouement des médias pour leur école.
Beaucoup de
temps libre ; beaucoup d’activités du quotidien – « celles qui
peuvent sembler
banales mais nous apprennent à coopérer
et à vivre
en société », fait valoir
Fleur Mathet. Beaucoup, aussi, de visites, de sorties, d’expéditions…
Et les
maths ? La grammaire ? L’apprentissage des langues étrangères ? « Ils
sont partout, répond Eve Bénichou. On lit et on fait des fractions en
préparant une recette de cuisine ; on traduit de l’anglais en déchiffrant
un mode d’emploi ; on programme, on s’adapte et, surtout, on apprend
l’entraide, le vivre-ensemble, ces compétences sociales que l’école lambda
néglige, en préparant un séjour au ski »
– ce que vient de faire le groupe des ados.
image:
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Marcus Borios, ex-tailleur de pierre, lors d’un
« cérès », ou cercle restauratif, moment de dialogue qui vise à
résoudre les conflits. Arnaud Finistre/Hanslucas pour Le Monde
Des
activités très éloignées des programmes scolaires, mais qui doivent garantir,
à 16 ans, la maîtrise du socle commun fixé par l’éducation nationale,
rappelle le juriste Bernard Toulemonde : « C’est la seule obligation
faite aux établissements hors contrat, libres de leur recrutement et de leurs
méthodes, mais qui peuvent être
inspectés jusqu’à une fois par an. » L’école de la Croisée des chemins
l’a déjà été à deux reprises, en trois années.
En longeant
la mezzanine, on rejoint la « petite salle », reprend Marion,
celle qu’« on peut réserver
pour se reposer, faire une cabane ou organiser un cerès ».
Un cerès ? « Ben oui, un cercle restauratif », répond la
fillette, comme surprise qu’on puisse trébucher
sur l’expression ; une sorte de conseil convoqué par les enfants pour résoudre
petits conflits et vrais malentendus.
Les « apports pédagogiques » des jeux vidéo
L’école
n’est pas immense – l’équipe est d’ailleurs à la recherche d’un
« éco-lieu », sans doute plus éloigné du centre-ville. Mais elle est
suffisamment bien aménagée pour que les enfants puissent y circuler
librement, y compris Charlotte, 7 ans, la sœur aînée de Marion, qui ne se
déplace qu’en fauteuil roulant électrique.
A droite, la
« grande salle des ados ». Ceux-ci ne représentent que le quart des
effectifs (cinq étudiants de 10 à 15 ans) mais ils revendiquent
« leur » espace – ce qui ne va pas toujours de soi dans une école où
les activités multi-âges sont la règle.
« Il y
a trop de bruit », lâche Charly, 13 ans, en quittant le canapé où il était installé à
faire des multiplications, alors qu’un trio de plus petits traverse la pièce en
trombe pour rejoindre
le jardinet. Plus discrètes, Charlotte, et Mathilde, 6 ans, se font
presque oublier à un angle de la
salle, occupées à peindre
des assiettes en céramique.
image:
http://s2.lemde.fr/image2x/2017/04/28/644x0/5119442_6_bb76_a-la-croisee-des-chemins-les-apprentissages_0023fe350a198bdfe523baf1ab75230c.jpg
A la Croisée des chemins, les apprentissages viennent
se greffer sur l’intérêt de l’enfant. Ici une jeune « étudiante » et
Marcus, un des adultes bénévoles. Arnaud Finistre/Hanslucas pour Le Monde
A leur
gauche, casque vissé sur les oreilles, regard rivé sur leur écran, Sacha, Isao,
Kaori et Antonin n’ont, eux, pas l’air gêné par les va-et-vient : le jeu
vidéo Minecraft monopolise toute leur attention. Perte de temps ? Risque
d’isolement ? Sur ce point encore, l’équipe rompt avec les discours
éducatifs habituels en défendant les « apports pédagogiques » de
l’activité – élaboration et partage de stratégies, communication en réseau…
–, quand bien même elle ne fait pas l’unanimité dans le monde enseignant.
Aucun des
jeunes joueurs ne bouge quand commence, à 14 heures, l’« assemblée
démocratique », un rendez-vous
hebdomadaire qui voit adultes et enfants, rassemblés sur un strict pied
d’égalité, débattre
du fonctionnement de « leur collectif ».
Pourtant,
une proposition portée par Abdou l’Aimé, 14 ans, les concerne en premier
lieu : il s’agit de « limiter à trois au maximum le nombre
d’enfants de moins de 11 ans dans la salle des ados », plaide le
jeune garçon.
Le niveau assumé comme secondaire, après
l’épanouissement
Il a beau argumenter avec conviction, il ne suscite ni l’intérêt de ses
camarades – toujours rivés à leur écran – ni l’adhésion des éducateurs. « Vous
aurez bientôt un bureau à vous, observe Fleur Mathet (qui est aussi la mère
d’Abdou l’Aimé) ; cette salle est la plus grande… En attendant le
déménagement, est-ce que vous pouvez accepter
de patienter ? » Convaincu, le garçon retire sa proposition avant
de la mettre
au vote. C’est ainsi que l’école est pilotée – « se pilote »,
rectifie Eve Bénichou –, à coups de débats animés et de scrutins à main levée.
Présentation
de l’école (6 : 28)
De quoi séduire
les parents ? Des dizaines – entrepreneurs, enseignants, agriculteurs… –
participent aux portes ouvertes, organisées une fois par mois ; mais peu
sautent le pas, reconnaît l’équipe.
Le coût de
la scolarité, même indexé sur les revenus, constitue une barrière : il
varie de 2 750 à 5 000 euros l’année. L’autre frein se situe
sans doute dans les esprits : pas facile, dans une société qui valorise le
diplôme – érigé en préalable de l’insertion professionnelle – d’embrasser un
modèle pédagogique où la question du niveau est assumée comme secondaire ;
où le baccalauréat compte bien moins que la qualité des relations ou l’envie
d’entreprendre.
image:
http://s1.lemde.fr/image2x/2017/04/28/644x0/5119446_6_3dae_tableau-ou-les-enfants-sont-invites-a_d407648c8e006049c5bc381e96fe7095.jpg
Tableau où les enfants sont invités à dessiner selon
l’inspiration du moment. Arnaud Finistre/Hanslucas pour Le Monde
Tendance « résolument “disruptive” »
Du côté des
familles, on invoque aussi l’absence de recul, le défaut d’évaluation, en tout
cas en France. « A l’étranger, en particulier aux États-Unis où ces
écoles fonctionnent depuis plus d’un demi-siècle, les jeunes ne rencontrent pas
de difficulté pour intégrer
l’enseignement
supérieur, assure Célina Kéchichi, porte-parole de la Communauté
européenne pour l’éducation démocratique (Eudec-France). Certaines universités leur réservent même des
places. »
Reste à savoir
si ce choix saura représenter un vrai choix d’éducation et pas
seulement une solution de repli face aux difficultés rencontrées dans le
système classique.
Mais au pays
de l’égalité républicaine et de la « même école pour tous », la
tendance est « résolument “disruptive” », observe Anne
Coffinier, de la Fondation pour l’école qui soutient le développement
du hors-contrat.
Reste à
savoir si cette impulsion « démocratique » saura s’inscrire dans la
durée ; représenter un vrai choix d’éducation, sur le temps long d’un
parcours scolaire, et pas seulement une solution de repli, une option
temporaire face aux difficultés – harcèlement, phobie… – rencontrées dans le
système classique.
« Quand
j’ai débarqué ici, il y a trois ans, j’ai eu l’impression de tomber
chez les hippies, se souvient
la jeune Colombe. On m’a proposé de la verveine, on m’a demandé d’ôter mes
chaussures, je me suis demandé ce que je faisais là ! » Ce n’est
plus le cas aujourd’hui, assure l’adolescente, en expliquant avoir
renoué avec le goût d’apprendre «… un peu ». « Je prends le temps
de vivre, c’est sûr. Mais je vais aussi sur des logiciels de dessin, de
sculpture… » « Est-ce qu’on n’apprend pas, aussi, en ne faisant rien
ou en se confrontant à l’ennui ? », interroge, assise à ses
côtés, Eve Bénichou.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/04/28/des-ecoles-sans-cours-ni-maitre_5119447_4497186.html#U3svDX1XdL7Xmy9c.99
à gouter sans restriction
pour sa substantificielle moelle
Sans doute quelques rêves réalisables pour certains dont les parents ont les moyens de payer - comme pour la santé par les produits et techniques naturels dont beaucoup de gens ne peuvent pas s'offrir ; il faudrait, mais oh combien illusoire ! changer le regard qu'ont nos politiques de gouverner pour voir de tels projets s'étendrent à plus grands nombres de budgets.
RépondreSupprimertu as bien raison, Hélène!
SupprimerC'est pourquoi j'ai toujours songé à un mouvement collectif initié par la jeunesse... et que cette manière de permettre à nos enfants d'évoluer s'intègre à l'EN, pour qu'enfin, au terme d'une enfance heureuse et non conditionnée avec acharnement, adviennent des adultes "matures"!
Car les adultes de ces temps et tout particulièrement ceux qui sont aux affaires... manquent absolument du discernement nécessaire pour comprendre à quel point l'école actuelle perpétue un conditionnement délétère!
Bonne vacances ;-)
Guillaume